LES CHAIS, LE COEUR DE MILLESIMA
C’est à deux pas de la gare Saint-Jean à Bordeaux, sur la rive gauche de la Garonne, que bat le cœur de Millésima. Dans les chais de Paludate reposent plus de deux millions et demi de bouteilles ainsi qu’une collection unique de 12 000 flacons aux formats exceptionnels abrités dans la Bibliothèque Impériale, sélectionnés avec soin et précieusement conservés dans l’attente de leur expédition.
Depuis peu, les chais de Paludate retrouvent également une animation qu’ils avaient
perdu dans les années 1970, avec le départ de Lucien Bernard & Cie à Ambès,
de l’autre côté de la Garonne.
Des travaux importants ont en effet été entamés
en 2016, dans le but d’agrandir l’espace de stockage mais aussi d’accueillir les
collaborateurs de la société et l’ensemble du Groupe Bernard dans un nouveau
bâtiment qui comprendra 4 000 m2 de bureaux : une opération immobilière
d’envergure !
Cette rénovation coïncide avec le projet Bordeaux-Euratlantique qui vise à développer ce quartier de l’agglomération et à lui donner un nouveau souffle : d’envergure européenne, le programme prévoit, en marge de l’extension de la gare, l’aménagement d’espaces verts ouverts sur le fleuve, la création d’ouvrages d’arts, de bureaux et d’habitations, ainsi que la réorganisation de l’infrastructure routière à la suite de la construction du pont Simone-Veil.
L’histoire des chais de Paludate trouve sa source au milieu du XIXe siècle, avec l’établissement à Bordeaux d’un négociant en vin d’origine prussienne : J.-J. Muller, natif de Nordhausen, dans la province de Saxe. Il s’associe avec un certain Richard, dont aujourd’hui nous ne savons rien, pour créer les établissements Richard et Muller. Lorsque l’entreprise prend le statut de société anonyme en 1903, elle revendique 50 années d’existence, ce qui impliquerait une fondation en 1853. L’Annuaire général du commerce et de l’industrie de l’année 1860 témoigne par ailleurs de l’existence du « négociant en vins Richard et Muller », situé alors au 35-37 quai de Paludate – le 86 étant quant à lui occupé par un raffi neur de tartre nommé Valette.
Le choix de l’emplacement est peu habituel : à cette époque, les négociants sont traditionnellement implantés plus au nord, sur le quai des Chartrons. Richard et Muller comptent sans doute tirer un avantage concurrentiel de cette situation géographique. En effet, c’est à cette époque que la Compagnie des chemins de fer du Midi entreprend la construction d’une ligne reliant Bordeaux à Sète et choisit les terres basses de Paludate pour édifi er la future gare Saint-Jean. Construite – en bois ! – en 1855, la Gare du Midi, ainsi qu’elle est baptisée dans un premier temps, se trouve en concurrence avec celle de Bordeaux-Bastide, située sur la rive droite. Mais après la mise en service de la passerelle Eiffel, qui relie les deux gares, elle devient au début des années 1860 la principale gare de Bordeaux.
Dans le même temps, l’entreprise Richard et Muller prospère. Curieusement, on ne sait pas bien s’il s’agit d’une affaire de négoce de vins en gros ou d’une distillerie, ou des deux concomitamment – les archives se contredisent souvent sur ce point. Ce que l’on peut observer, en tout cas, c’est un drôle de clin d’œil de l’histoire : la société Richard et Muller, qui vient de l’Est (la Saxe), est à la fois distillateur à la Bastide et négociant en vin sur le quai de Paludate. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec le groupe Bernard, les actuels propriétaires, qui viennent du Nord (Lille), qui ont également été distillateurs à la Bastide de 1928 à 2000, et qui sont négociants en vin au 87 quai de Paludate.
Les archives nous apprennent aussi que la société Richard et Muller se lance dans de frauduleuses affaires de contrefaçons de cognac. En octobre 1876, le Figaro fait mention du procès en contrefaçon opposant Richard et Muller, ainsi que Jean-Louis Martell, à la société Martell & Cie (J. F. Martell). On apprend, dans les Annales de la propriété industrielle, artistique et littéraire de 1877, « qu’ayant été condamnés, en 1874, pour avoir fait une concurrence déloyale à J. F. Martell, en se servant du nom et de la marque de Martel de Valros, ils [MM. Richard et Muller] ont trouvé le moyen de continuer cette concurrence frauduleuse en se procurant le nom et le concours de J.-L. Martel, qui était réduit, par son état de faillite et la perte de son crédit, à l’impuissance de faire lui-même le commerce. » Le rôle de Jean-Louis Martell, dans ces opérations, a été mineur : il s’est borné à recevoir les marchandises envoyées par des intermédiaires employés par Richard et Muller et à les réexpédier, en utilisant le nom Martell et une étiquette très (trop !) proche de celle de la prestigieuse maison Martell.
Malgré le scandale et le procès qui s’ensuit, les établissements Richard et Muller continuent de se développer avec succès. La croissance de l’activité qui en découle conduit à des extensions successives. La construction d’un grand édifice au 87 quai de Paludate intervient en 1884. En avril, une demande d’autorisation de construction de grands chais, accompagnée de plans et d’un dessin de l’élévation sur la rue Marc Promis (rue de Son-Tay), est déposée par Richard et Muller auprès du maire de Bordeaux, qui accepte les travaux.
La célébrité de la famille Muller doit beaucoup à Fernand Muller, le fils du fondateur de l’entreprise. Naturalisé Français, fleurettiste émérite (!), il devient consul d’Autriche-Hongrie en 1902. L’histoire prend dès lors un tour parfaitement romanesque. Fernand Muller épouse en 1903 Pauline Moiriat, très jeune chanteuse de music-hall connue sous le nom de Marcelle Gay, qu’il a rencontrée alors qu’elle se produisait au concert des Quinconces. Or voilà que Fernand meurt un an plus tard, le 13 avril 1904, à l’âge de 50 ans. L’hebdomadaire Détective, en date du 12 février 1931, ne manque pas l’occasion de gloser sur l’événement, avec toute l’objectivité journalistique requise : « Le mari meurt subitement, emporté, fut-il dit, par une embolie. Des bruits malveillants ont couru à l’époque. On a parlé de ‘mauvais café’. Coïncidence étrange, un très beau chien du Saint-Bernard [sic] succombait peu d’heures après son maître. Selon une autre version, chuchotée à l’époque, Muller aurait surpris sa jeune femme avec un amant, (…) et le coup l’aurait terrassé.
Mais peut-être ne faut-il voir là que des insinuations malveillantes. La justice n’intervint pas et la veuve, ayant dès le lendemain de l’enterrement, remercié la domesticité, quitta l’hôtel où les scellés furent apposés. Mme Muller put, après quelques inévitables difficultés suscitées par la famille du défunt, entrer en possession de la substantielle fortune que lui avait léguée son éphémère mari par un testament en bonne et due forme ».
Cet héritage fait surtout la fortune d’un certain Paul-Marie Bolo, que la jeune
femme rencontre en novembre 1904 et épouse en mai de l’année suivante. Profitant
d’une procuration amoureusement octroyée par la veuve, cet aventurier se lance
dans une vie fastueuse et néanmoins périlleuse, devenant même, en 1914, le
conseiller financier du khédive d’Égypte qui le nomme pacha ! Mêlé par la suite à
des manœuvres financières impliquant la Deutsche Bank, Paul-Marie Bolo, qui se
surnomme « Bolo Pacha », est condamné à mort pour trahison.
Dans un entretien accordé au Petit Parisien, reproduit dans l’édition du 3 décembre,
madame Bollo, veuve Muller, se confie à Maurice Prax : « ‘J’ai chanté, c’est vrai.
J’avais dix-huit ans. Est-ce un déshonneur que d’avoir été artiste ? Moi, je n’en ai
jamais rougi. (...)
Mariée avec M. Muller sous le régime de la communauté, mon
héritage n’a rien eu de mystérieux. (...)
Ce fut toujours un époux excellent.
Je chéris sa mémoire et je ne passe jamais à Bordeaux sans aller fleurir sa tombe...
Il est mort le 13 avril 1904. J’ai connu Bolo le 11 novembre de la même année.
Nous nous sommes mariés le 15 mai 1905...’ (...) Madame Bolo, émue, s’arrêta.
Elle chercha, dans un étui d’argent, une cigarette. Mais elle ne l’alluma pas et
reprit : ‘Le pacha ! Que n’a-t-on pas raconté sur sa vie mondaine, sur ses sorties,
ses aventures, ses parties aux casinos ou dans les cercles !... Or, Bolo ne me quittait
jamais...’ (...)
Madame Bolo, un peu à court de souffle, s’arrêta. Son visage se
contracta. ‘Voyez-vous monsieur, fit-elle – et sa voix tremblait – voyez-vous, nous
avons commis une grande faute, mon mari et moi ! Nous avons été trop heureux...
Et notre bonheur se voyait... Il se voyait dans nos yeux... On nous fait payer cela,
chèrement, aujourd’hui...’ »
Bolo est exécuté le 17 avril 1918 au fort de Vincennes.
Après la mort de Fernand Muller, l’activité des établissements Richard et Muller continue sous la direction de Georges Krippléber et Léon Bernex. La stratégie de la maison semble particulièrement tournée vers les exportations, comme en témoignent des mentions dans des publications franco-britanniques et des publicités faisant état de la livraison de vins par Richard et Muller dans les colonies françaises.
La Première Guerre mondiale semble avoir été préjudiciable à Richard et Muller qui cède les chais de Paludate au cours des années 1920. Ils deviennent la propriété de l’épicier Julien Damoy, dont l’affaire est alors en pleine expansion. Établi à Paris dès la Belle Époque, Julien Damoy étend progressivement son activité de commerce de vins et d’épicerie générale à toute la France. Propriétaire de vignobles en Beaujolais, à Romanèche-Thorins ainsi qu’à Gevrey-Chambertin, il fait conjointement l’acquisition du 87 quai de Paludate et de nombreux domaines viticoles de la région, comme le Château La Tour de By en Médoc. La revue Le Sommelier, en date du 15 mai 1925, mentionne Julien Damoy comme l’un des acheteurs de la récolte 1924 des grands crus du Bordelais.
La maison Damoy délaisse les caves du 87 quai de Paludate peu après la Seconde Guerre mondiale. En 1959, après quelques années d’abandon, ils deviennent la propriété de Lucien Bernard et Cie, qui décide d’y faire vieillir ses eaux-de-vie de vin. Une autre histoire commence…